L’Afrique sous influence : L’empire occulte de l’or russe

Résumé

Face aux sanctions occidentales, la Russie a développé une stratégie d’expansion extracontinentale centrée sur la sécurisation de ressources aurifères africaines. Cette politique repose sur un maillage opaque d’acteurs étatiques, militaires et économiques, opérant à la lisière de la légalité. En particulier, le Mali illustre un basculement profond vers une dépendance russo-mercenaire dans l’orpaillage industriel, menaçant sa souveraineté économique et démocratique. Ce micro brief déconstruit cette architecture en s’appuyant sur des sources spécialisées en géoéconomie, renseignement, diplomatie minérale et criminalité transnationale.

1. L’or comme levier stratégique russe

1.1 Une réponse directe aux sanctions

À la suite de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la Russie a été la cible d’un régime de sanctions sans précédent. Dès juillet 2022, les pays du G7 — Union européenne, États-Unis, Canada, Royaume-Uni — ont banni l'importation d’or d'origine russe, estimant que ce métal précieux constituait l’un des principaux vecteurs de financement indirect de la guerre.

« Le secteur de l’or est crucial pour l’économie russe. Il représente une source majeure de revenus pour l’État russe. »
— Déclaration conjointe du G7, 27 juin 2022 (Source : Conseil de l’Union Européenne, 2022)

Selon les données du World Gold Council, la Russie était en 2021 le deuxième producteur mondial d’or avec plus de 330 tonnes extraites, représentant près de 15 % de l’offre mondiale. Or, une partie importante de cette production était écoulée via Londres (London Bullion Market), puis vers la Suisse, la Turquie, et les Émirats arabes unis.

Avec l’éviction de Moscou du système financier SWIFT et la gelée de près de 300 milliards de dollars de réserves de la Banque centrale de Russie à l’étranger, l’or est devenu une monnaie parallèle stratégique.

Contournement via l’Afrique

Privée de ses débouchés classiques, la Russie a réorienté sa stratégie aurifère vers des zones grises africaines: Soudan, Centrafrique, Mali, Zimbabwe. Dans ces États à faible gouvernance minière, elle trouve :

  • Des réserves inexploitées ou sous-contrôlées.

  • Des régimes fragiles, souvent militaires ou autoritaires, prêts à négocier sécurité contre ressources.

  • Une absence de traçabilité conforme aux normes internationales (type LBMA ou OCDE).

Des entreprises-écrans comme Meroe Gold (Soudan), Lobaye Invest (RCA), ou Afriques Mines (Mali) servent à extraire l’or localement, à le raffiner partiellement, puis à le réexpédier via Dubaï ou Istanbul, échappant aux radars occidentaux.

« L’or africain devient l’équivalent du pétrole iranien pour la Russie : une source de cash sans traçabilité, hors des marchés réglementés. »
— Raphaël Parens, Geopolitical Intelligence Services, 2023

1.2 L’or, actif géopolitique

L’or : une arme monétaire contre la dépendance au dollar

Depuis les années 2000, la Russie a progressivement réduit sa dépendance au dollar américain dans le cadre d’une stratégie dite de « dédollarisation ». Ce processus s’est accéléré après l’annexion de la Crimée en 2014, et de manière encore plus radicale après les sanctions occidentales post-Ukraine en 2022.

Selon les données de la Banque centrale de Russie, la part des réserves en dollars est passée de 46 % en 2013 à moins de 10 % en 2022. En parallèle, l’institution a massivement accru ses réserves en or physique, atteignant plus de 2 300 tonnes en 2021, soit l’une des plus importantes au monde.

« L’or est un actif de réserve universel. Il est apolitique, liquide, et physiquement déplaçable. C’est un outil de souveraineté pour les États qui cherchent à se désengager du dollar. »
— Daniel McDowell, professeur en science politique, auteur de Bucking the Buck (2023)

L’or : outil de résilience face aux sanctions

Contrairement aux actifs numériques (ex : cryptoactifs) ou aux monnaies fiat étrangères, l’or n’est pas soumis au système SWIFT ni aux contrôles des banques centrales occidentales. Il constitue donc :

  • Un moyen de transaction directe (échanges bilatéraux, troc stratégique, financements informels).

  • Un actif de garantie dans des accords commerciaux confidentiels (ex : ventes d’armes, soutien logistique à des régimes alliés).

  • Un outil de blanchiment international, une fois extrait, fondu, puis revendu via des plateformes opaques (notamment à Dubaï, Istanbul, Hong Kong).

Un rapport du think tank Atlantic Council (2023) souligne que des quantités importantes d’or extraites en Afrique centrale et orientale par des entités russes (notamment les réseaux Wagner/Africa Corps) sont ensuite utilisées pour alimenter des circuits d’influence et de déstabilisation.

L’or comme monnaie de la contre-géopolitique

Dans un monde polarisé, l’or sert aussi à tisser des alliances alternatives. Moscou l’utilise dans ses relations avec :

  • La Chine, dans des accords commerciaux bilatéraux libellés en roubles ou en yuan, avec l’or comme garantie implicite.

  • Les BRICS, pour promouvoir la création d’un actif alternatif aux monnaies occidentales, basé en partie sur les métaux précieux.

  • Des régimes africains autoritaires, en échange de services militaires, d’armements ou d’expertise sécuritaire.

« L’or est devenu pour la Russie un levier discret d’ingérence, qui lui permet de financer ses ambitions tout en consolidant des régimes alliés hors du regard des institutions internationales. »
— Yaya Fanusie, ancien analyste de la CIA, Center for a New American Security (2023)

Exemples opérationnels récents

  • En 2022, Meroe Gold (filiale liée à Wagner au Soudan) aurait exporté plus de 32 tonnes d’or vers Dubaï, échappant à toute fiscalité locale, selon une enquête de CNN.

  • En RCA, Lobaye Invest a établi des circuits de financement officieux entre Bangui, Moscou, et Abou Dhabi via de l’or non déclaré.

  • Au Mali, des cargaisons d’or sont régulièrement évacuées par des avions russes affrétés depuis Bamako vers Kazan ou Moscou, sans traçabilité douanière.

2. Le cas malien : laboratoire d’une nouvelle doctrine

2.1 Raffiner l’or, raffiner l’influence

Une raffinerie d’État au Mali : retour d’un symbole minier souverain

Le 2 mars 2024, le gouvernement malien a inauguré en grande pompe la première raffinerie d’or publique du pays depuis l’indépendance, avec une capacité de traitement annoncée de 200 kg par jour, soit près de 73 tonnes par an. Dans un contexte de rupture avec la France et de partenariat stratégique avec la Russie, cette infrastructure est présentée comme une victoire de la « souveraineté économique » par la junte militaire au pouvoir à Bamako.

Un financement et une expertise… d’origine russe

Derrière cette vitrine patriotique, plusieurs sources — dont des diplomates occidentaux et des analystes du renseignement minier — confirment que la Russie, via des intermédiaires privés liés à Africa Corps (ex-Wagner), a participé activement :

  • au financement de la raffinerie (investissements via entités non déclarées à Dubaï ou Abou Dhabi) ;

  • à l’ingénierie technique, avec des spécialistes russes de la métallurgie aurifère ;

  • à la sécurisation du site, avec un contingent de « contractors » rattachés à des sociétés militaires privées (SMP) sous licence malienne.

Le think tank Carnegie Endowment estime dans une note d’avril 2024 que la raffinerie malienne pourrait devenir un hub régional d’or non traçable, servant à blanchir de l’or extrait au Mali mais aussi dans les pays frontaliers comme la Guinée, le Burkina Faso ou le Niger.

Risques de détournement, blanchiment, et contournement de sanctions

Contrairement aux normes internationales du London Bullion Market Association (LBMA) ou de l’OCDE (Guide sur l’or responsable), la raffinerie de Bamako ne répond à aucune exigence en matière de traçabilité :

  • Aucun contrôle indépendant ;

  • Absence de mécanisme de certification des mines artisanales ou industrielles ;

  • Opacité des actionnaires réels.

Cela ouvre la porte à trois types de dérives :

  1. Blanchiment de l’or illégal (notamment issu de sites contrôlés par des groupes armés au Mali et au Burkina Faso) ;

  2. Rapatriement discret de métal raffiné vers Moscou ou Kazan, hors radar des douanes internationales ;

  3. Utilisation comme hub logistique pour l’Afrique de l’Ouest, permettant à des acteurs russes ou affiliés de regrouper l’or de plusieurs pays, de le refondre, et de l’exporter comme produit malien.

Selon le Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GI-TOC), ces procédés sont typiques des méthodes russes observées au Soudan et en Centrafrique depuis 2019.

Conséquences stratégiques

  • Perte de contrôle des flux par les partenaires occidentaux et organismes de surveillance financière ;

  • Renforcement de la présence économique russe dans un pays où elle fournit déjà de la sécurité, des drones, et de la désinformation ;

  • Affaiblissement du système mondial de traçabilité de l’or, avec des risques accrus de financement du terrorisme, du trafic d’armes, et d’évasion fiscale.

2.2 Une présence militaire en échange de ressources

Un écosystème d’acteurs hybrides

La raffinerie de Bamako, tout en étant présentée comme un projet d’industrialisation locale, s’inscrit dans un écosystème de coopérations complexes entre entités russes proches du Kremlin, acteurs privés opaques, et élites africaines souvent issues des sphères militaires et politiques.

Ce maillage combine :

  • Groupes paramilitaires russes, principalement l’ex-groupe Wagner (désormais rebaptisé Africa Corps), qui joue un rôle de soutien sécuritaire dans la région, garantissant la protection des installations et des convois d’or.

  • Entreprises-écrans spécialisées dans l’extraction et la transformation : des sociétés comme Meroe Gold (Soudan), Lobaye Invest (Centrafrique), et certaines firmes maliennes, souvent liées à des oligarques russes sous sanctions internationales.

  • Autorités locales et militaires maliennes, en particulier la junte en place, qui perçoivent dans ce partenariat une source cruciale de revenus et de renforcement du pouvoir.

Coopération sécuritaire et extraction aurifère

Le rôle des groupes paramilitaires russes dépasse la simple protection : ils participent activement à la sécurisation des zones minières, au contrôle des flux logistiques et à l’extraction elle-même.

Selon un rapport de l’International Crisis Group (ICG, 2023), la présence militaire russe a permis la reprise et l’expansion de concessions minières autour de Bamako, dans des zones jusque-là contrôlées par des groupes rebelles ou des milices locales.

« La sécurité apportée par Wagner/Africa Corps est une condition sine qua non à l’exploitation intensive de l’or. Ce système s’appuie sur un « pacte de sang » entre acteurs russes et autorités maliennes. »
— International Crisis Group, Mali : le rôle croissant des acteurs russes dans la sécurité et l’économie, 2023

Réseaux financiers et circuits opaques

Les revenus générés par la raffinerie et les mines alentour transitent par des circuits financiers non transparents, souvent via des paradis fiscaux ou des plaques tournantes comme Dubaï, Istanbul, et les Îles Caïmans.

Les entreprises liées à la raffinerie disposent de comptes dans des banques hors de portée des régulateurs occidentaux, ce qui facilite le blanchiment d’or conflictuel et l’évasion fiscale.

Participation d’acteurs africains locaux

Les élites maliennes, souvent issues de l’armée ou du pouvoir politique, sont parties prenantes dans ce système. Elles participent à la distribution des concessions, à la validation des accords avec les partenaires russes, et bénéficient directement des retombées économiques.

Ce phénomène, décrit comme une « collusion politico-économique » par plusieurs ONG, contribue à l’instabilité politique et à la reproduction d’un modèle extractiviste opaque et non durable.

3. Une stratégie panafricaine

3.1 La « Wagnerisation » économique : un modèle hybride au cœur de l’expansion russe en Afrique

Définition et contexte

Le terme « Wagnerisation » désigne la stratégie russe consistant à combiner des groupes militaires privés (SMP), notamment le groupe Wagner devenu Africa Corps, avec des investissements économiques ciblés dans les secteurs extractifs (or, diamants, hydrocarbures) en Afrique.

Cette approche s’inscrit dans une vision géopolitique globale de Moscou visant à renforcer son influence par des moyens non conventionnels, mêlant sécurité, économie parallèle et diplomatie coercitive.

« La Wagnerisation est un modèle d’ingérence hybride qui associe force militaire, contrôle économique et réseau politique pour garantir des positions stratégiques clés dans des zones à forte instabilité. »
— Anastasia Taylor, analyste en géopolitique russe, Chatham House, 2024

Un modèle économique militaire intégré

Contrairement aux modèles classiques d’investissement étrangers, la Wagnerisation mêle :

  • La sécurisation armée des zones minières, assurée par des SMP russes, permettant l’accès et l’exploitation des ressources même dans des zones de conflit ou sous contrôle de groupes armés.

  • La prise de contrôle ou la création d’entreprises extractives, souvent sous couvert d’acteurs privés liés à l’oligarque Evgueni Prigojine (l’un des piliers du groupe Wagner).

  • L’exploitation de circuits financiers opaques facilitant le blanchiment des profits et leur réinvestissement dans la sphère politique ou militaire.

Ce modèle dépasse la simple influence militaire pour devenir une stratégie d’accaparement des richesses naturelles, offrant à Moscou un levier financier et politique considérable.

Exemples concrets en Afrique

  • République centrafricaine (RCA) : Wagner contrôle plusieurs concessions aurifères et diamantifères, fournissant une partie des revenus au régime en place tout en sécurisant militairement la zone.

    • Source : International Crisis Group (2022), Russia’s Role in the Central African Republic

  • Soudan : à travers Meroe Gold, des réseaux liés à Wagner exploitent l’or, souvent en violation des sanctions internationales, tout en fournissant un soutien sécuritaire au gouvernement.

    • Source : Atlantic Council (2023), Russia’s Gold Strategy in Africa

  • Mali : la sécurisation des mines et le contrôle de la raffinerie locale illustrent la montée en puissance du modèle Wagnerisé.

    • Source : GI-TOC (2024), Russian Networks in Mali

Une stratégie politique et économique coordonnée

Cette méthode hybride permet à Moscou de :

  • Échapper aux sanctions occidentales en opérant via des structures opaques et des zones grises juridiques.

  • Déployer une diplomatie coercitive, notamment via le soutien militaire direct ou indirect aux régimes alliés, en échange d’avantages économiques.

  • Consolider un réseau d’influence mêlant élites locales, forces armées et oligarques russes.

Conséquences régionales

  • Militarisation accrue des zones minières, avec une militarisation parallèle de l’économie locale.

  • Perte de contrôle des États africains sur leurs ressources, souvent livrées à des groupes étrangers sans mécanismes de reddition de comptes.

  • Multiplication des conflits liés à la concurrence autour des ressources, amplifiée par la présence de forces privées étrangères.

3.2 L’Afrique comme "zone grise"

Dans le prolongement du modèle malien, la Russie insère sa stratégie extractivo-sécuritaire dans ce que le géographe Alain Antil (IFRI) désigne comme des « zones grises » : des espaces où les formes classiques de souveraineté sont partiellement déstructurées, et où émergent des régulations hybrides portées par des acteurs non-étatiques, para-étatiques ou transnationaux.

Une gouvernance éclatée et capturée

Dans plusieurs pays africains — en particulier ceux confrontés à des transitions militaires ou à des conflits internes — la délégation de fonctions régaliennes à des entités étrangères militarisées (comme Africa Corps) a provoqué une mutation du rapport entre État et territoire :

  • Les États restent les entités légales reconnues à l’international, mais des pans entiers de leur économie (notamment extractive) sont externalisés à des groupes privés ou para-publics russes.

  • Cette configuration favorise l’émergence de structures de pouvoir parallèles : alliances militaires-informelles, réseaux de contrôle de l’orpaillage, diplomatie discrète opérée par des officiers du GRU ou du SVR.

Ainsi, la notion d’État perd de sa centralité au profit de réseaux d’intérêts interconnectés, souvent transfrontaliers, opaques et protégés par la violence ou la corruption.

Circuits opaques et déterritorialisés

La présence russe transforme ces zones en interfaces géoéconomiques, où la valeur extraite localement est rapidement détournée vers des circuits offshore, sans transiter par les canaux fiscaux ou budgétaires nationaux :

  • L’or produit est parfois blanchi localement via des raffineries sous influence (Mali), ou acheminé clandestinement vers des hubs non coopératifs (Dubaï, Istanbul, Hong Kong).

  • Le produit de ces opérations revient rarement à l’économie locale : il est converti en cryptoactifs, réinvesti dans des achats militaires, ou utilisé pour rémunérer des mercenaires et des élites locales loyales.

Ce schéma constitue ce que certains analystes appellent un "système extractivo-furtif", où l’activité économique formelle est remplacée par une économie informelle militarisée.

Hybridation des fonctions régaliennes

Les zones grises ne sont pas des zones de non-droit au sens strict, mais plutôt des espaces où le droit coexiste avec des pratiques informelles tolérées ou encouragées :

  • Le maintien de l’ordre, le contrôle des frontières, la fiscalité minière, la diplomatie économique peuvent être partiellement assurés par des structures étrangères, souvent russes, sans cadre juridique formel.

  • Cette hybridation déplace le centre de gravité du pouvoir vers des acteurs hybrides, ni tout à fait publics, ni tout à fait privés : compagnies militaires, sociétés minières-écrans, diplomates mercenaires.

Selon Alain Antil (2021), ces espaces deviennent alors des « marchés de souveraineté », où la capacité à gouverner se négocie entre gouvernements affaiblis, partenaires extérieurs autoritaires, et entrepreneurs de violence.

4. Circuits et blanchiment de l’or

4.1 Des hubs logistiques et discrets

La stratégie de contournement des sanctions par la Russie repose sur une logistique transcontinentale agile, utilisant des hubs commerciaux non alignés pour l’exportation et la transformation de l’or africain. Ces plateformes — souvent choisies pour leur manque de transparence réglementaire ou leur neutralité géopolitique — permettent à Moscou de masquer l’origine réelle du métal précieux et de le réintégrer dans les marchés mondiaux sous des identités alternatives.

Dubaï : plateforme centrale du recyclage aurifère

Dubaï joue un rôle pivot dans le recyclage et la redistribution de l’or africain :

  • Selon Swissaid (2023), les Émirats arabes unis reçoivent jusqu’à 70 % de l’or exporté du Mali, une grande partie ne figurant dans aucun registre douanier ou fiscal officiel.

  • Le Dubai Multi Commodities Centre (DMCC), malgré des efforts de conformité affichés, reste un point d’entrée majeur pour l’or de contrebande, en raison de procédures de contrôle allégées, notamment pour l’or artisanal non raffiné.

Ce hub permet à la Russie de relabeller l’or africain comme émirati, brouillant ainsi sa traçabilité et le rendant acceptable pour des marchés secondaires.

Istanbul et Hong Kong : relais stratégiques

Deux autres plateformes majeures permettent à la Russie de disséminer l’or blanchi :

  • Istanbul, historiquement impliquée dans les échanges or-pétrole avec l’Iran, est aujourd’hui un hub discret utilisé par les réseaux russes pour faire transiter l’or vers l’Asie ou l’Europe de l’Est. La Turquie, membre de l’OTAN mais souvent critique des sanctions occidentales, sert de sas politique et logistique.

  • Hong Kong, grâce à son système financier offshore et son statut douanier particulier vis-à-vis de la Chine continentale, est utilisée pour convertir l’or en actifs financiers, y compris via des ventes à des institutions chinoises sous-évaluant volontairement l’origine.

Absence de contrôle harmonisé

Un problème central est l'hétérogénéité des normes de certification aurifère :

  • Contrairement au London Bullion Market Association (LBMA) ou au Responsible Jewellery Council (RJC), ces hubs ne requièrent ni certification rigoureuse d’origine, ni preuve de conformité aux droits humains ou environnementaux.

  • Les exportateurs exploitent cette faille en mélangeant l’or propre et l’or illicite, rendant quasi impossible la distinction une fois l’or transformé en lingots.

Cela permet aux flux liés à Africa Corps ou aux sociétés-écrans russes (comme Meroe Gold ou Lobaye Invest) de s’intégrer dans l’économie mondiale sans éveiller les soupçons réglementaires.

4.2 Réintégration dans l’économie légale

Une fois exporté depuis l’Afrique par des circuits discrets (cf. 4.1), l’or russe d’origine africaine entre dans un processus sophistiqué de blanchiment économique. Il est transformé, fondu, revendu ou gagé via des sociétés offshore, des plateformes numériques et des banques peu scrupuleuses. Cette opération permet à Moscou de convertir l’or physique en ressources financières liquides, mobilisables rapidement et à l’abri des sanctions occidentales.

Conversion en devises fortes

Dans les hubs tels que Dubaï, Istanbul ou Hong Kong, l’or est fondu en lingots puis revendu à des intermédiaires financiers ou à des banques de marchés secondaires. Il est ainsi :

  • Monétisé via des transactions en dollars, en roubles, ou en yuans (souvent à travers des banques asiatiques ou des plateformes privées non adhérentes aux normes SWIFT).

  • Intégré à des stocks d’or commerciaux ou industriels sans marquage d’origine claire, rendant son suivi impossible une fois intégré dans les bilans bancaires.

Utilisation des crypto-actifs et blockchains opaques

Une part croissante de cette richesse aurifère est convertie en crypto-monnaies, souvent via des plateformes asiatiques non régulées, ou en utilisant des outils de mixage de transactions (mixer wallets, privacy coins comme Monero).

  • Selon Global Witness (2021) et le Lansing Institute (2025), certains cold wallets associés à des entités russes actives en Afrique présentent des flux entrants de plusieurs dizaines de millions USD en provenance de portefeuilles liés à des plateformes aurifères Dubaïotes.

  • Ces cryptoactifs sont ensuite utilisés pour :

    • Financer des groupes armés ou des mercenaires (paiements intraçables)

    • Soutenir des opérations de désinformation ou de cyberguerre

    • Acheter de l’équipement militaire en contournant les contrôles d’exportation classiques

Utilisation des sociétés offshore

Le blanchiment passe aussi par des structures-écrans implantées dans des juridictions à faible coopération judiciaire, telles que :

  • Chypre, où plusieurs sociétés liées à Rosgeo et Africa Corps possèdent des antennes légales.

  • Les Seychelles et les Émirats arabes unis, qui servent de base pour créer des comptes bancaires adossés à des avoirs en or.

  • Des trusts à couches multiples, permettant à la fois l’anonymisation des bénéficiaires effectifs et la protection des actifs contre toute saisie.

Ces entités offrent à la Russie un écosystème de réinjection de l’or dans des investissements immobiliers, bancaires ou industriels — en Afrique même (ranchs, hôtels, compagnies minières locales), mais aussi en Europe de l’Est, au Moyen-Orient et en Asie centrale.

Synthèse fonctionnelle du cycle

  1. Extraction (Mali, RCA, Soudan)

  2. Exportation illégale vers hubs (Dubaï, Istanbul)

  3. Transformation légale en lingots, bijoux, ou produits financiers

  4. Vente sur marchés secondaires (souvent en Asie)

  5. Conversion en devises fortes ou cryptoactifs

  6. Réinvestissement dans des opérations militaires, politiques ou logistiques

5. Impacts géopolitiques et environnementaux

5.1 Fragilisation de la gouvernance africaine : capture étatique et dépendance opaque

L’implantation des réseaux militaro-économiques russes en Afrique ne se contente pas d’exploiter les ressources : elle altère profondément les structures de gouvernance en sapant la souveraineté des États, en renforçant des régimes autoritaires et en déstabilisant les mécanismes institutionnels.

Renforcement des régimes militaires

Les partenariats entre les structures russes (Africa Corps, GRU, sociétés-écrans) et des juntes ou régimes fragiles reposent sur un pacte de dépendance mutuelle. En échange d’un accès aux ressources (or, diamants, lithium), la Russie offre :

  • Protection militaire contre les contestations internes.

  • Soutien informationnel via des opérations de désinformation.

  • Conseil politique, incluant parfois la répression ciblée de l’opposition.

Exemples concrets :

  • Au Mali, la junte de Goïta maintient son pouvoir grâce au soutien tactique et logistique d’Africa Corps, qui a remplacé les partenaires occidentaux évincés (notamment Barkhane).

  • En RCA, le président Touadéra s’appuie sur les forces issues de Wagner pour sécuriser Bangui et les zones minières, en écartant toute alternance démocratique.

Source : Marten, K. (2020), Russia’s Backdoor into the Sahel, Foreign Affairs.

Captation des institutions extractives

L’implantation russe altère la chaîne décisionnelle minière : les appels d’offres deviennent opaques, les contrats sont signés de gré à gré, souvent via des entités non déclarées. Cela entraîne :

  • Opacité budgétaire : les revenus de l’or échappent aux circuits fiscaux nationaux.

  • Corruption : les élites locales perçoivent des rentes occultes pour maintenir la coopération.

Selon Swissaid (2023), plus de 80 % de l’or exporté du Mali en 2022 n’a pas transité par le Trésor public malien, un manque à gagner estimé à plus de 300 millions USD.

Érosion des institutions démocratiques

La dépendance sécuritaire aux forces russes affaiblit la pression internationale sur les réformes démocratiques, et favorise l’instauration d’États autoritaires adossés à une rente minière militarisée. Cela se manifeste par :

  • La répression des journalistes et ONG dénonçant les accords secrets.

  • L’instrumentalisation des processus électoraux, souvent repoussés ou faussés.

  • La désaffiliation progressive de certains États africains des institutions régionales (ex : retrait du Mali de la CEDEAO en 2024).

Verrouillage informationnel et diplomatique

Les structures russes contribuent aussi à neutraliser les acteurs critiques (médias, société civile, syndicats miniers) en diffusant une propagande pro-russe et en dépeignant l’influence occidentale comme néocoloniale. Cette stratégie est documentée par le Digital Forensic Research Lab (DFRLab) qui a identifié des campagnes de désinformation actives en ligne dans 7 pays africains en 2024.

5.2 Conséquences environnementales

L’exploitation aurifère soutenue par les réseaux russes en Afrique s’inscrit dans une logique d’extraction rapide, opaque et non réglementée, avec des effets dévastateurs sur les écosystèmes. L’absence de régulation, la nature clandestine des opérations et la connivence avec des régimes autoritaires entraînent une triple dégradation : environnementale, sanitaire et sociale.

Déforestation accélérée

L’ouverture de sites miniers sauvages, souvent en zones forestières protégées ou non cartographiées, engendre une déforestation massive. En Centrafrique et au Mali, des images satellites analysées par UNEP GRID-Geneva (2024)montrent une perte de plus de 30 000 hectares de couvert forestier sur des sites contrôlés par des filières liées à Wagner/Africa Corps entre 2021 et 2024.

Exemple : En RCA, les opérations autour de Ndassima (préfecture d’Ouaka) ont détruit des pans entiers de forêt tropicale, avec des conséquences durables sur la biodiversité.

Pollution au mercure : un fléau silencieux

L’extraction artisanale et semi-industrielle utilise massivement le mercure pour amalgamer l’or, sans contrôle sanitaire ni traitement des déchets. Or, le mercure est un neurotoxique persistant, responsable de troubles neurologiques graves et de malformations congénitales.

  • Selon le rapport Minamata Convention (2023), le Mali, le Soudan et la Guinée sont aujourd’hui parmi les plus gros émetteurs de mercure non déclaré en Afrique de l’Ouest.

  • Les eaux du fleuve Falémé (Mali-Sénégal) et les affluents de l’Oubangui (RCA) présentent des niveaux de contamination dépassant jusqu’à 12 fois les seuils OMS.

Contamination des eaux et disparition des espèces

Les résidus miniers, souvent stockés à ciel ouvert ou rejetés dans les rivières, empoisonnent les nappes phréatiques, détruisent les écosystèmes aquatiques et menacent les usages agricoles. En Guinée, des rapports locaux alertent sur la disparition de plusieurs espèces de poissons endémiques dans la région de Siguiri.

Un rapport de UNODC (2020) alerte sur le lien direct entre exploitation aurifère illégale et "zones mortes écologiques"dans plusieurs bassins fluviaux d’Afrique subsaharienne.

Déplacements forcés et conflits d’usage

Les opérations minières, souvent militarisées, entraînent l’expulsion de communautés locales sans indemnisation ni relogement. À Kidal (Mali), des rapports de l’Observatoire des Conflits Environnementaux au Sahel (2024) font état d’au moins 7 000 déplacés environnementaux en raison de l’expansion de sites d’orpaillage liés à Africa Corps.

Un vide juridique entretenu

Les conventions internationales comme la Minamata Convention sur le Mercure (2013) ou le Protocole de Maputo sur l’Environnement (2003) sont soit non ratifiées, soit non appliquées par les États partenaires de la Russie, qui privilégient la rente immédiate à la protection durable.

Les zones d’extraction contrôlées par des forces paramilitaires échappent totalement à l’inspection des agences environnementales nationales ou internationales.

Conclusion stratégique étayée

La Russie construit en Afrique un empire informel, fondé sur l’or et la violence discrète, dont l’architecture repose sur l’hybridation de trois leviers d’influence : militarisation, parasitisme économique, et contournement des normes internationales. Cette stratégie, amorcée après l’invasion de l’Ukraine, permet à Moscou de soutenir son effort de guerre tout en renforçant sa présence géopolitique dans des zones historiquement instables ou délaissées.

Militarisation opaque : un soft power autoritaire

Plutôt que de déployer des forces régulières, la Russie s’appuie sur des entités para-étatiques (Africa Corps, ex-Wagner) pour sécuriser ses intérêts et asseoir son influence auprès de régimes fragiles. Cette approche permet :

  • D’éviter les risques politiques liés à des pertes militaires directes.

  • De renforcer les régimes autoritaires locaux en échange de concessions minières.

  • De construire une présence militaire “officieuse”, difficilement attaquable juridiquement.

Exemple : En RCA et au Mali, les forces russes protègent les élites en place, souvent au détriment de toute transition démocratique.

Parasitisme économique : capture des filières stratégiques

L’or africain devient un actif géo-financier central pour la Russie, lui permettant de contourner le système SWIFT, de financer ses opérations et de monétiser l’influence politique locale. Grâce à des raffineries sous contrôle indirect, des sociétés-écrans et des circuits offshore, le Kremlin transforme les ressources brutes africaines en liquidités utilisables à l’échelle globale.

Ce système contourne les sanctions et désactive les leviers économiques classiques de pression occidentale, comme les embargos ou les gels d’avoirs.

Contournement normatif et érosion des souverainetés

La Russie exploite les failles réglementaires africaines et internationales, profitant :

  • De la faible traçabilité de l’or artisanal (cf. Swissaid).

  • De l’absence de transparence dans les partenariats militaires.

  • De la non-application des normes environnementales et fiscales.

Ce modèle installe une zone grise géopolitique, entre gouvernance apparente et réalité mafieuse, où la souveraineté nationale devient nominale, et où les intérêts russes deviennent structurellement intégrés à l’appareil d’État local.

implications pour la communauté internationale

  • Pour les pays africains, il s’agit d’un risque existentiel : perte de souveraineté, capture des institutions, explosion de l’économie informelle.

  • Pour les puissances occidentales, ce système limite l’efficacité des sanctions, affaiblit leur influence diplomatique sur le continent, et compromet les normes de certification (LBMA, OCDE).

  • Pour les acteurs de la société civile, ce modèle complexifie le combat pour la transparence, les droits humains et la justice environnementale.

Que faire ?

Face à cet impérialisme furtif, les contre-mesures doivent être aussi hybrides que la menace. Cela implique :

  • Le renforcement des outils de traçabilité minière (ex : blockchain, registres publics, audits).

  • Le soutien aux sociétés civiles africaines indépendantes, capables de surveiller localement les contrats et les flux.

  • L’extension des sanctions secondaires aux hubs de blanchiment (Émirats, Hong Kong).

  • Une diplomatie économique proactive qui revalorise les partenariats publics africains au détriment des accords opaques bilatéraux.


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CRIME CONVERGENT : DROGUE ET ENVIRONNEMENT